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Chez le plus humble des êtres vivants, la nutrition exige une recherche, puis
un contact, enfin une série d'efforts convergeant vers un centre : ce centre
deviendra justement l'objet indépendant qui doit servir de nourriture. Quelle
que soit la nature de la matière, on peut dire que la vie y établira déjà une
première discontinuité, exprimant la dualité du besoin et de ce qui doit servir à
le satisfaire. Mais le besoin de se nourrir n'est pas le seul. D'autres s'organisent
autour de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l'individu ou de
l'espèce : or, chacun d'eux nous amène à distinguer, à côté de notre propre
corps, des corps indépendants de lui que nous devons rechercher ou fuir. Nos
besoins sont donc autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité
des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se
satisfaire qu'à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d'y
délimiter d'autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relation comme avec
des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi
découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre.
Mais si cette première subdivision du réel répond beaucoup moins à
l'intuition immédiate qu'aux besoins fondamentaux de la vie, comment
obtiendrait-on une connaissance plus approchée des choses en poussant la
division plus loin encore ? Par là on prolonge le mouvement vital; on tourne le
dos à la connaissance vraie. C'est pourquoi l'opération grossière qui consiste à
décomposer le corps en parties de même nature que lui nous conduit à une
impasse, incapables que nous nous sentons bientôt de concevoir ni pourquoi
cette division s'arrêterait, ni comment elle se poursuivrait à l'infini. Elle
représente, en effet, une forme ordinaire de l'action utile, mal à propos trans-
portée dans le domaine de la connaissance pure. On n'expliquera donc jamais
par des particules, quelles qu'elles soient, les propriétés simples de la matière :
tout au plus suivra-t-on jusqu'à des corpuscules, artificiels comme le corps lui-
même, les actions et réactions de ce corps vis-à-vis de tous les autres. Tel est
précisément l'objet de la chimie. Elle étudie moins la matière que les corps ;
on conçoit donc qu'elle s'arrête à un atome, doué encore des propriétés
générales de la matière. Mais la matérialité de l'atome se dissout de plus en
plus sous le regard du physicien. Nous n'avons aucune raison, par exemple, de
nous représenter l'atome comme solide, plutôt que liquide ou gazeux, ni de
nous figurer l'action réciproque des atomes par des chocs plutôt que de toute
autre manière. Pourquoi pensons-nous à un atome solide, et pourquoi à des
chocs ? Parce que les solides, étant les corps sur lesquels nous avons le plus
manifestement prise, sont ceux qui nous intéressent le plus dans nos rapports
avec le monde extérieur, et parce que le contact est le seul moyen dont nous
paraissions disposer pour faire agir notre corps sur les autres corps. Mais des
expériences fort simples montrent qu'il n'y a jamais contact réel entre deux
corps qui se poussent 1 ; et d'autre part la solidité est loin d'être un état
absolument tranché de la matière 2. Solidité et choc empruntent donc leur
1
Voir, à ce sujet, MAXWELL, Action at a distance (Scientific papers, Cambridge, 1890, t.
Il, pp. 313-314).
2
MAXWEL, Molecular constitution of bodies (Scientific papers, t. II, p. 618). - Van der
Waals a montré, d'autre pari, la continuité des états liquide et gazeux.
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l esprit. (1939) 119
apparente clarté aux habitudes et nécessités de la vie pratique ; - des images de
ce genre ne jettent aucune lumière sur le fond des choses.
S'il y a d'ailleurs une vérité que la science ait mise au-dessus de toute con-
testation, c'est celle d'une action réciproque de toutes les parties de la matière
les unes sur les autres. Entre les molécules supposées des corps s'exercent des
forces attractives et répulsives. L'influence de la gravitation s'étend à travers
les espaces interplanétaires. Quelque chose existe donc entre les atomes. On
dira que ce n'est plus de la matière, mais de la force. On se figurera, tendus
entre les atomes, des fils qu'on fera de plus en plus minces, jusqu'à ce qu'on
les ait rendus invisibles et même, à ce qu'on croit, immatériels. Mais à quoi
pourrait servir cette grossière image ? La conservation de la vie exige sans
doute que nous distinguions, dans notre expérience journalière, des choses
inertes et des actions exercées par ces choses dans l'espace. Comme il nous est
utile de fixer le siège de la chose au point précis où nous pourrions la toucher,
ses contours palpables deviennent pour nous sa limite réelle, et nous voyons
alors dans son action un je ne sais quoi qui s'en détache et en diffère. Mais
puisqu'une théorie de la matière se propose justement de retrouver la réalité
sous ces images usuelles, toutes relatives à nos besoins, c'est de ces images
qu'elle doit s'abstraire d'abord. Et, de fait, nous voyons force et matière se
rapprocher et se rejoindre à mesure que le physicien en approfondit les effets.
Nous voyons la force se matérialiser, l'atome s'idéaliser, ces deux termes
converger vers une limite commune, l'univers retrouver ainsi sa continuité. On
parlera encore d'atomes; l'atome conservera même son individualité pour notre
esprit qui l'isole; mais la solidité et l'inertie de l'atome se dissoudront soit en
mouvements, soit en lignes de force, dont la solidarité réciproque rétablira la
continuité universelle. À cette conclusion devaient nécessairement aboutir,
quoique partis de points tout différents, les deux physiciens du XIXe siècle
qui ont pénétré le plus avant dans la constitution de la matière, Thomson et
Faraday. Pour Faraday, l'atome est un « centre de forces ». Il entend par là que
l'individualité de l'atome consiste dans le point mathématique où se croisent
les lignes de force, indéfinies, rayonnant à travers l'espace, qui le constituent
réellement : chaque atome occupe ainsi, pour employer ses expressions,
« l'espace tout entier auquel la gravitation s'étend », et « tous les atomes se
pénètrent les uns les autres 1 ». Thomson, se plaçant dans un tout autre ordre
d'idées, suppose un fluide parfait, continu, homogène et incompressible, qui
remplirait l'espace : ce que nous appelons atome serait un anneau de forme
invariable tourbillonnant dans cette continuité, et qui devrait ses propriétés à
sa forme, son existence et par conséquent son individualité à son mou-
vement 2. Mais dans l'une et l'autre hypothèses, nous voyons s'évanouir, à
mesure que nous approchons des derniers éléments de la matière, la discon-
tinuité que notre perception établissait à la surface. L'analyse psychologique
nous révélait déjà que cette discontinuité est relative à nos besoins : toute
philosophie de la nature finit par la trouver incompatible avec les propriétés
générales de la matière.
1
FARADAY, A speculation concerning electric conduction (Philos. magazine, 3e série,
vol. XXIV).
2
THOMSON, On vortex atom (Proc. of the Roy. Soc. of Edimb.,1867). - Une hypothèse
du même genre avait été émise par GRAHAM, On the molecular mobility of gases (Proc.
of the Roy. Soc., 1863, p. 621 et suiv.).
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l esprit. (1939) 120
À vrai dire, tourbillons et lignes de force ne sont jamais dans l'esprit du
physicien que des figures commodes, destinées à schématiser des calculs.
Mais la philosophie doit se demander pourquoi ces symboles sont plus
commodes que d'autres et permettent d'aller plus loin. Pourrions-nous, en
opérant sur eux, rejoindre l'expérience, si les notions auxquelles ils correspon-
dent ne nous signalaient pas tout au moins une direction où chercher la [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]

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